7 nov. 2012

Page 99

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Je lisais hier, finissais de lire, la pièce de théâtre de Jean-Luc Lagarce, "Juste la fin du monde".

Comme son titre l'indique, elle ne développe pas une franche gaité, mais en même temps le but du théâtre ce n'est pas (que) le divertissement. Et d'ailleurs le mieux de mon point de vue c'est quand il ne s'agit justement pas de divertissement. Mais passons.

Bref, je lisais et j'ai pensé. Toujours laisser ses pensées aller. Important.

Je lisais, donc. Et dans un dialogue entre deux adultes, deux frères, je lisais l'extrait ci-dessous (je fais des coupes pour plus de clarté, ne m'en veux pas Jean-Luc), qui m'a fait bien mal au c** parce que voilà, tout ça a fait résonner en moi les mots domination, soumission... éducation. Et paf !

Alors allons-y si vous le voulez-bien (c'est un peu comme sauter en parachute, ça fait peur au début, ça file le vertige, mais ensuite une fois dedans c'est cool. Allez !), allons voir cette page 99 :

Je cédais.
Je devais céder.
Toujours, j'ai du céder.
Aujourd'hui, [...] je garde cela surtout en mémoire :
je cédais, je devais me montrer, le mot qu'on me répète, je devais me montrer « raisonnable ».

Il faut imaginer la chose dans le contexte d'un long monologue, intense, très intense, poignant, violent aussi, mais vraiment, surtout, intense. D'un niveau d'intensité (de vérité ?) comme il n'y en a pas si souvent dans la vie. Merci le théâtre.
Et dans ce contexte, en lisant ça, je me suis mise à penser que, chose curieuse, le verbe "céder" avait au moins deux sens... Et c'était parti.
Et c'est parti.


Céder devant quelqu’un ou quelque chose.
Je cède devant une menace, une pression psychologique, une contrainte, voire des encouragements, pourquoi pas. Devant une insistance, dans tous les cas. Je me retrouve à faire ou à vivre quelque chose que je ne voulais pas. Que je ne veux pas. Je cède, je me soumets à cette chose ou la volonté de cette personne.

Et puis il y a céder quelque chose.
Se séparer de quelque chose. Je laisse derrière moi, j'abandonne quelque chose, j'abandonne ce qui était à moi jusque-là. Je cède mon commerce, ce n'est plus à moi, je n'y aurai plus accès, c'est fini.

Et j'ai pensé : deux sens pour un même mot, comme c'est étrange...
Il n'y a pas de hasard, il devait y avoir quelque part un lien à l'origine (en fait dans ma tête il était déjà évident, criant, mais je mets en forme pour faire monter le suspense. Profitez.

Alors tout bonnement, je me suis demandée... "Qu’est-ce que je cède quand je cède ?"

En d'autres termes, de quoi je me sépare quand je me soumets ?

Qu’est-ce que j’abandonne qui était à moi, en moi, qu’est-ce que je laisse derrière moi quand je décide de me soumettre à quelque chose d’extérieur à moi ?
De quoi je fais le deuil quand je me soumets ?

(Blanc. Silence. Temps suspendu avant la fulgurance... Attention...)

Moi. Mon identité. Mon intégrité. Ma cohérence. Ma justesse intérieure. Ma confiance en moi-même. Ma paix. Mon envie. La part de moi qui est en vie. Ma joie d'être en vie.

Ça fait froid dans le dos.
Pour moi c'est d'une limpidité glaçante.

Alors pour finir, et je vais donc faire le lien (pour qui ne l'aurait déjà fait) avec l'éducation, simplement dire qu'il se trouve qu'on éduque par "cédages" successifs.
Dans une relation éducateur-éduqué, qui est celui qui a raison ? Qui est celui qui impose ? Qui fait céder ?
L'éducateur, toujours. Ou extrêmement souvent, dirons-nous.
Et qui se soumet ?
Qui laisse sur le bord du chemin, par petites touches successives, sa joie à être en vie ?

Voilà.
C'est dit.
Amis de la prise de responsabilité, ne partez pas. C'est justement le moment de s'accrocher.
Comme dirait l'autre : "Je ne suis pas responsable de ce qu'ils font, je suis responsable de ce que je leur fait."

Et justement, à chaque fois que j'impose, que je fais céder, que je contrains l'autre à ceci ou cela, je lui fait vivre un peu de ce processus de "j'abandonne un peu de ma joie d'être".

Rien que ça.
Juste ça.

Juste la fin du monde.

(Je m'impressionne de par ma soudaine capacité à faire des effets de style de "boucle bouclée". On dirait une chronique de Duja sur Couleur 3. Référence que personne ne comprendra mais tant pis.)

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Allez, je cale une ch'tiote photo pour finir sur un peu de légèreté. Et je la mets en bien grand, même.
Le monde de demain.
Une petite fille mi-tibétaine mi-allemande qui, je l'espère beaucoup pour elle, ne devrait pas trop connaitre les affres éducatifs du "cédage". Puisse sa maman qui a grandi dans les steppes tibétaines se souvenir toujours que c'est d'un mélange de totale liberté et de partage - mais jamais de la contrainte - qu'elle a tiré sa force et sa constance.



3 commentaires:

  1. La photo donne un sens au texte.....au passage, des bisoux Arm!

    Anaïs

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  2. Salut Armelle !
    Toujours un plaisir de te lire !
    A un de ces jours, j'espère !
    Etienne

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  3. Lu, Etienne ! Quelle surprise de te voir par la ! Et ca fait plaisir !
    Bon vent a toi et a bientot, yep.
    Armelle

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